Poser un problème en histoire : 
une démarche problématique à propos des châteaux-forts

 

 La mise en activité des élèves constitue désormais une vulgate de l’enseignement. Dans les séances d’histoire, les élèves sont ainsi souvent en situation de recherche : ils étudient des documents textuels ou iconographiques, prélèvent des indices et des informations, complètent des fiches. Malgré tout, la trace écrite de ces séances se conclut souvent par un résumé, élaboré ou non collectivement, mais qui la plupart du temps, n’intègre pas les connaissances dégagées de l’étude des documents. Ce que les élèves ont véritablement trouvé n’apparaît guère dans la synthèse, plus générale. Comme si la leçon d’histoire était irrémédiablement partagée en deux phases : une première étape de recherche, appropriée par les élèves ; une seconde étape de synthèse, dominée par le maître. Et si ce que les élèves devaient chercher se retrouvaient effectivement dans la trace écrite ? Si la « leçon » était en fait une longue réponse à une question de départ, un problème historique : celui qu’on a pu se poser à l’époque considérée, celui qu’on peut encore se poser aujourd’hui ? C’est ce qu’en histoire on appelle problématiser un thème historique. Ici, on se demandera pourquoi les paysans ont-ils accepté de construire et d’entretenir les châteaux de leurs seigneurs ? Cette démarche de questionnement peut évidemment se mettre en œuvre avec les outils pédagogiques traditionnels. Nous verrons ici comment l’usage des Tice offre des ressources qui permettent de conduire plus efficacement cette démarche de problématisation, à condition de rester rigoureux dans la critique historienne des sources et des documents.

I)                   D’abord, établir les faits historiques

L’abondance des ressources documentaires sur Internet permet de faire rapidement le point sur la question. La consultation de l’article « Château » de l’encyclopédie Hachette en ligne permet de cerner les trois dimensions essentielles de la construction : « forteresse et résidence du seigneur, centre politique d'une domination territoriale, enfin centre de l'exploitation seigneuriale. »  Photos et plan, tirés cette fois de l’encyclopédie Encarta, peuvent enrichir la documentation. Là se trouve l’irremplaçable richesse du Web, dans la profusion des ressources, notamment iconographiques. Un simple clic  et un fort beau diaporama du château de Blandy les Tours, en Seine-et-Marne, s’affiche, permettant de repérer les principales caractéristiques du fort château, comme on dit plutôt à l’époque. Un autre clic et l’élève peut découvrir le rôle des fortifications, à l’échelle d’une maison forte, d’un bourg ou d’une ville. Une autre spécificité du Web tient dans sa fonction de vecteur de communication. Pourquoi ne pas demander directement à l’animateur du site Cathares.org pourquoi on a construit les châteaux-forts ?  

Cela dit, cette abondance de sources porte en elle-même le risque de l’éclatement des connaissances et de l’éparpillement des recherches. En histoire, on voit de plus en plus d’élèves qui confondent recherche sur un thème et impression de dizaines de pages et de photos… La tentation de l’encyclopédisme, qui pèse déjà lourdement sur la didactique de l’histoire, se manifeste par l’accumulation et la simple collation de documents rendus immédiatement accessibles par le Web. Comment assurer le tri de ces informations, dans quel but, c’est tout l’enjeu d’une problématisation des questions historiques…

  II)                 Ensuite, créer une situation-problème, un questionnement historique                    

Depuis longtemps, Moyen Age et châteaux-forts sont abondamment traités par les enseignants, tant du premier degré qu’en classe de 5ème. Une « activité » majeure, érigée en séance incontournable, consiste à décrire par le menu les différents éléments architecturaux du château, par l’acquisition d’un lexique (« mâchicoulis », « courtine », etc.) et par leur localisation sur un plan. Les élèves acquièrent du vocabulaire, ce qui n’est déjà pas si mal, mais les fonctions essentielles du château sont-elles pour autant abordées ? La vie des seigneurs, celle des paysans, est aussi traitée, mais pas toujours en relation avec le château. Sur chacun de ces points – le château-fort, les seigneurs, les paysans -, les encyclopédies sur CD-Roms et Internet proposent une immense documentation, et le risque est grand de voir les élèves se contenter d’imprimer des pages et des pages.

Or, l’histoire ne se constitue pas à partir de l’accumulation de documents, mais par un questionnement préalable permettant de sélectionner dans la masse documentaire les informations donnant corps aux hypothèses, aux interprétations, aux explications les plus pertinentes. C’est ce questionnement qu’on nomme problématique, et qui peut être proposé aux élèves sous le nom de « problème », d’ « énigme à résoudre »… Par certains aspects, la problématisation des questions historiques – rendue obligatoire par les documents d’application du second degré dès la 6ème – rejoint le concept de « situation-problème » élaboré d’abord par les didacticiens des mathématiques.

En histoire, Michel Huber et Alain Dalongeville ont essayé de systématiser cette approche pour traiter le programme du cycle 3. Dans leurs ouvrages et sur leur site, ils essaient d’amener les élèves à mener une enquête historique, qui passe par le jeu de rôle, pour répondre à une question de départ, une véritable question problématique : Les Barbares étaient vraiment des barbares ? Les croisades, une guerre sainte, juste, vraiment ? Les Grandes Découvertes, Indiens, Européens, une rencontre ratée ?

Cette approche a des conséquences immédiates sur la conception des leçons : c’est la problématique qui définit, en amont, toute la programmation d’une séquence. Au lieu de juxtaposer des séances consacrées chacune à un thème spécifique – l’architecture du château, les seigneurs, les paysans – l’effort porte sur la mise en relation des connaissances indispensables pour avancer dans la résolution du problème posé, ici, « pourquoi les paysans acceptaient-ils de participer à la construction et à l’entretien du château de leurs seigneurs ? » 

  III)     Mettre en relation les documents pour répondre au questionnement de départ         

 

Cette démarche de questionnement, dans sa mise en œuvre concrète, peut paraître… problématique. Situer l’érection et l’entretien du château dans un réseau de droits et de devoirs réciproques du seigneur et de ses dépendants, distinguer charges matérielles telles que les corvées et pouvoir symbolique lié à la hauteur du donjon n’est certainement pas une tâche facile. Les Tice peuvent-elles, en partie, favoriser ce type d’approche ? Le propos, ici, est de prétendre que oui. D’affirmer même qu’au-delà des connaissances factuelles, l’exploitation rigoureuse des ressources du Web peut s’appuyer sur des concepts-clés de l’apprentissage, comme la prise en compte des représentations, les situations-problèmes, les conflits socio-cognitifs, la construction de notions.

Le tableau ci-dessous constitue la trame de la résolution de problème historique que nous proposons. Nous discuterons ensuite de l’apport spécifique du Web dans sa manipulation.

 

Ce tableau[8] appelle plusieurs commentaires :

-         dans l’ordre de la démarche historienne : sans que ce tableau permette seul d’y parvenir, il met sur la voie d’un lieu – le château – qui n’est pas seulement architectural, mais qui sert plusieurs fonctions : résidence du seigneur (non vu ici), il est au centre de la seigneurie foncière, dominant les dépendants, matériellement et symboliquement, par une exploitation de leur travail en nature, en monnaie et en corvée, en échange de la paix, de la justice et de la protection assurées dans le cadre de la seigneurie banale (« ordonner, punir, contraindre »). Révélé par l’analyse et la mise en relation de documents, c’est ce réseau de droits et devoirs réciproques (colonne des « notions », comme celle de « classe sociale »), centré sur le château, qui seul permet d’entrer dans la compréhension profonde de la période, parce que seule cette démarche permet de poser les trois questions essentielles qui traversent toute l’histoire de l’humanité : « qui a le pouvoir à telle époque ? qui ne l’a pas et y est soumis ? quels sont les symboles de ce pouvoir ? » Les textes et images proposés sont fondamentaux, et le tableau souligne la différence entre documents contemporains de l’événement ou du thème étudiés, et documents issus d’une reconstitution ou d’une interprétation postérieures. A cet égard, en ouvrant les ressources du Web aux élèves, il convient, très tôt, de les initier à ce qu’on appelle la « critique externe » des documents : auteur, date, nature, contexte historique de leur production. Très concrètement, cela signifie s’assurer de la crédibilité des sources[9], en croisant les données[10], en recherchant l’origine de l’information (identification de l’auteur et de ses compétences sur le sujet, adresses de sites académiques ou éducatifs, encyclopédies, journaux et revues de référence de préférence), en vérifiant si l’on est parvenu à la page-source par un moteur de recherche ou par des sites comme Educasource qui ont déjà effectué une sélection…

   

   -    dans l’ordre de la démarche didactique : dans notre perspective, c’est bien sûr la phase de confrontation des représentations et des hypothèses des élèves avec les documents proposés qui est la plus intéressante. C’est la déstabilisation des connaissances spontanées qui permet de déclencher le besoin, et l’envie, de savoir. (Ainsi, pour les élèves qui n’admettent pas que les paysans aient pu contribuer à édifier ces châteaux qui les dominent, on peut proposer le texte du médiéviste R. Delort (cf note 7). Un savoir qu’il est possible, par l’interactivité permise par le Web, de mettre en scène, à la fois sur le mode narratif, dans une quête linéaire de sens[11], mais aussi de façon circulaire, par la mise en relation des informations et des notions. Ainsi, La légende du chevalier de Bourtz  raconte la quête – linéaire-, en 1349, de la pierre philosophale qui permet de découvrir, dans leurs relations mutuelles, la vie dans la seigneurie, les rapports entre paysans et seigneur, le château-fort… Par ailleurs, l’abondance des ressources de l’Internet peut contribuer à reconsidérer la place trop importante accordée à la démarche inductive, où un seul document, cas particulier, sert de point de départ à l’affirmation, par analogie et généralisation, de connaissances générales. En effet, c’est bien souvent la rareté – jusque là… - des documents-papier disponibles, alliée à sa simplicité, qui encourage la démarche inductive. L’abondance des ressources de l’Internet devrait encourager le passage à des démarches hypothético-déductives, plus proches des hypothèses et du questionnement des élèves. C’est la problématisation du thème historique qui détermine la recherche et la sélection des documents – plus aisément disponibles sur le Web – et non plus la disponibilité du texte ou de l’image qui façonne une leçon-type plus ou moins adaptée aux élèves.  

  -    dans l’ordre des nouvelles technologies : outre la richesse documentaire, c’est bien sûr l’interactivité qui porte le plus d’innovation potentielle. QCM et questionnaires en ligne se multiplient. Une seule image, dotée de zones réactives, permet aussi d’enrichir la pratique habituelle. Le site Histoire en primaire propose ainsi de découvrir l’évolution des châteaux, des premières mottes féodales aux demeures de la Renaissance, simplement par l’exploration des différents éléments architecturaux. Les Tice permettent également la construction de synthèses à la fois organisées et communicables, sous la forme de pages Internet, de CD-Roms, de rallyes-Web (cf note 11) proposés par une classe pour d’autres classes de l’école ou de la communauté francophone. On se contentera de signaler ici Espace Ecole.com qui centralise des dizaines de sites d’école[12], dont bon nombre sont consacrés au patrimoine historique des communes. On se trouve ici dans une pédagogie de projet, où des compétences et des valeurs de coopération, d’entraide, d’esprit d’équipe (comme dans le projet Cyber-Echos Liés (cf notes 3 et 9) s’affirment dans la production commune, accessible à tous les internautes, justifiant ainsi une rigueur toute particulière, tant dans la forme que dans le fond.

 

Toutes ces pages ressortissent néanmoins d’une « maquette-papier » traditionnelle, où les résultats de la recherche sont juxtaposés, avec quelques liens hypertextes renvoyant à des photographies ou au glossaire. Il reste sans doute à inventer une mise en page adaptée à des ambitions historiennes renouvelées : ainsi, il serait intéressant de faire partager aux lecteurs les questionnements à l’origine du choix des thèmes, la diversité et les contradictions des hypothèses de départ, l’intérêt de tel ou tel document pour valider une hypothèse particulière. On tiendrait ainsi à distance une illusion périlleuse du Web : celle du « sujet d’exposé » traité, achevé, qu’il suffirait de trouver sur la Toile, en oubliant complètement que l’historien progresse bien davantage par la qualité de sa problématique, dans une démarche hypothético-déductive, que par la chimère d’un  savoir soudainement dévoilé…

 

[1] Ce texte recense toutes les taxes et corvées dues par les paysans au seigneur. Le site Histoire en primaire propose le catalogue de tous les textes historiques cités par les manuels du cycle 3 : http://histoireenprimaire.free.fr/ressources/sommaire_textes.htm

[2] On se reportera utilement à nos « fiches notionnelles » qui, pour chaque période, mettent en regard thèmes, personnages, événements, lieux, notions et vocabulaire ainsi que propositions d’activités :

[3] Page réalisée par des CP de Seine et Marne http://cyberechos.creteil.iufm.fr/cyber7/  Rubrique Histoire et Château CP

[4] Recherche par thèmes dans le fonds Gallica de la Bibliothèque nationale de France : http://gallica.bnf.fr/anthologie/Intr3.htm

[5] Recherche dans les enluminures de la Bibliothèque municipale de Lyon :
http://sgedh.si.bm-lyon.fr/dipweb2/phot/enlum.htm 

[7] « Certains seigneurs ont fait rehausser une éminence naturelle ou créer une petite hauteur, grâce à la terre apportée et amassée par les corvées paysannes ; ils y ont fait construire une tour, protégée par un fossé, une palissade et le talus. Une basse-cour, la trace de bâtiments d'exploitation et, souvent, une chapelle attestent qu'il s'agit d'un habitat permanent. » R. Delort, La vie au Moyen Age, Seuil, 1982. D’où la question : qui a permis à ce château d’être construit en hauteur ? Démarche similaire sur le site Thucydide :  http://perso.wanadoo.fr/arkham/thucydide/college/cinquieme/societemedievale/chateau/chateaux.html

[8] On trouvera des exemples de séances sur la société médiévale, dans cette démarche de questionnement hypothético-déductif, sur ce site canadien : http://callisto.si.usherb.ca:8080/lguay/accueil/medieval/defi.html

[9] A noter par exemple l’enquête sur les châteaux-forts effectuée par des élèves de C3, qui citent leur bibliographie… http://cyberechos.creteil.iufm.fr/cyber7/ Rubrique Histoire, Château CE2 CM1

[10] « Les châteaux forts sont construits au Moyen Age (du V° au XV° siècle) » affirme le jeune C. sur une page de site d’école. La consultation de l’article Château fort dans l’encyclopédie Hachette précise que les premières constructions sont apparues seulement à la fin du X° siècle.

[11] Cette démarche prend la forme de parcours documentaires sur le Web, de cyber-rallyes, où les élèves, en suivant un questionnaire (renvoyant parfois à des pages Internet précises), complètent progressivement, de façon autonome, une enquête sur un thème précis. Voir par exemple le « jeu de piste » sur les châteaux-forts que propose le CNDP pour les 6ème et 5ème, mais qui peut être facilement adapté pour le cycle 3 : http://www.cndp.fr/secondaire/interdiscipline/jeuxdepiste/chateauxforts/presentation.htm

[12] Voir par exemple à cette adresse http://ecole.florian.chez.tiscali.fr/architect/Fressac/chateau.htm une page consacrée au château de Fressac, dans le Gard.